Né le 3 août 1941 à Stalowa Wola, dans le sud-est de la Pologne, Grzegorz Rosinski découvre très tôt la BD occidentale par l’intermédiaire d’un exemplaire du journal Vaillant… S’il ne comprend pas encore la langue française, le dessin, la forme graphique du phylactère et l’enchaînement des séquences, le marqueront à tout jamais. Sa voie est toute tracée…
Plus tard, le jeune Grzegorz créera, lui aussi, des bandes dessinées ! En 1951, tout juste âgé de dix ans, il commence à raconter ses premières histoires en images. De 1957 à 1958, il devient rédacteur graphique du journal scout Korespondent Wszedobylski («Correspondant Passe-Partout»). En 1967, après près de douze années passées à étudier l’art en général et l’illustration en particulier, il obtient un diplôme en arts graphiques à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie. Parallèlement à cette solide formation, il conçoit des pochettes de disques pour Polskie Nagrania (un studio d’enregistrements polonais) et illustre des livres scolaires chez Nasza Ksiegarnia (« Notre Librairie »). Il collaborera avec ces éditeurs jusqu’en 1976.
De 1968 à 1976, pour le compte des éditions Sport i Turystyka («Sport et Tourisme»), il publie ses premières bandes dessinées professionnelles, mettant en scène Pilot Smigeowca, un pilote d’hélicoptère, et Kpt. Zbik («Capitaine Chat Sauvage»), une série policière. Il s’essaie également à la BD historique, avec L’Histoire légendaire de la Pologne, trois volumes rédigés par Barbara Seidler et disponibles en quatre langues, mais restés inédits à l’étranger.
En 1976, il devient directeur artistique de Relax, premier magazine de BD polonais, édité par la KAW (Krajowa Agencja Wydawnicza). Des pressions politiques et des tentatives de manipulation l’obligeront à quitter ce poste à contrecoeur en 1978. «Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rencontres»… Alors que Grzegorz Rosinski cherche à travailler pour le marché occidental, il fait la connaissance de Carlos Blanchart, un éditeur belge de cartes de voeux en voyage d’affaires en Pologne.
Ce dernier lui présente Jean Van Hamme en 1976, alors à la recherche de dessinateurs. Les deux hommes sympathisent, se comprennent, se complètent. De cette complicité naîtra Thorgal. Jean Van Hamme : «Rosinski ne se borne pas à mettre un scénario en vignettes. Il le fait sien pour le réinventer à la lumière du style pictural qui lui est propre. En plus, il est Slave jusqu’à la pointe de ses crayons, avec ce que cela suppose de lyrisme, de tourments, d’humour et de fatalité.» Après L’Assassin, une planche parue en 1976 dans l’hebdomadaire Tintin, Grzegorz Rosinski publie quelques récits humoristiques dans le journal Spirou et dans son supplément Le Trombone illustré. Sous le pseudonyme de Rosek, il y met en images La Croisière fantastique, une fantaisie écrite par J.C. Smit-le-Bénédicte, alias Mythic – le futur scénariste d’Alpha -, reprise dans la collection «Bédéchouette» des éditions du Lombard.
Rosinski garde un souvenir ému de cette époque : «J’ai eu un contact merveilleux avec des gens comme Franquin, Yvan Delporte. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué.» Le 22 mars 1977, le journal Tintin propose les premières planches de Thorgal. La série en est encore à ses balbutiements et le premier épisode, La Magicienne trahie, se limite seulement à 30 planches ! Très vite, pourtant, le succès est au rendez-vous…
À ceci, une raison simple, la série véhicule des valeurs intemporelles comme l’amour, le courage et la liberté ; les lectrices et lecteurs s’identifiant aux différents membres de la famille Aergirsson, de Thorgal à Aaricia, en passant par Jolan et Louve… Même Kriss de Valnor, par sa méchanceté chevillée au corps, sa fourberie, en deviendrait presque attachante ; l’infâme guerrière figure en tout cas parmi les personnages emblématiques de la série.
Jouant sur les ressorts du roman-feuilleton, les thématiques – de l’aventure pure à l’héroïc-fantasy, en passant par le péplum ou la S-F. -, Van Hamme signe ici l’une de ses oeuvres les plus abouties, portée par le graphisme somptueux de Rosinski, un illustrateur en pleine possession de ses moyens, en recherche perpétuelle.
Rosinski prend un malin plaisir à dessiner Thorgal et cela se sent jusque dans les plus infimes détails… Cette saga dégage ainsi une énergie vitale étonnante. En 1980, André-Paul Duchâteau lui rédige La Dernière Île, une histoire de science-fiction. Hans est né.
Grzegorz Rosinski en conte la genèse : «Cette série a débuté de façon un peu bizarre. J’étais encore en Pologne, Duchâteau m’a envoyé le premier chapitre où il était question d’une ère post-atomique. Les personnages et les décors étaient décrits de façon assez vague et je n’étais pas au courant de l’histoire.
J’ai dessiné cette atmosphère post-cataclysmique comme je l’imaginais : les ruines, la chaleur, les plantes mutantes, etc… Les personnages étaient habillés assez légèrement. J’ai envoyé tout ça à la rédaction du journal Tintin, le temps a passé et j’ai un peu oublié ce premier chapitre. Puis, j’ai reçu la suite dont le titre était : Le Grand Froid… Ce qui signifiait que le chapitre précédent se passait dans un décor «Pôle Nord».
Je suis allé à Bruxelles spécialement pour faire les corrections. Heureusement, les couleurs n’étaient pas encore faites. En principe, c’était une histoire éphémère, un album unique, mais les lecteurs en ont réclamé la suite et nous avons décidé, André-Paul et moi, de la continuer. Cette série paraît en albums, aux éditions du Lombard, à partir de 1983.
Accaparé par Thorgal, Rosinski cède ensuite la place à son compatriote Kas (Zbigniew Kasprzak) qui la poursuit dès lors dans un style graphique proche. De 1976 à 1982, Grzegorz Rosinski continue d’habiter Varsovie, d’où il envoie ses travaux par la Poste.
Cette période de transition l’incite à mûrir son trait, à lui faire prendre conscience de son rôle et à s’entraîner à une autocensure qu’il pratiquera toujours, synonyme pour lui de respect envers ses lecteurs. En 1982, le général Jaruzelski arrive au pouvoir en Pologne et instaure la loi martiale… Plus question d’envoyer quoi que ce soit par courrier. Un visa temporaire lui permet pourtant de se rendre au Festival d’Angoulême, puis à la Foire du Livre de Bruxelles.
Quelques mois plus tard, grâce à l’aide d’amis belges, sa femme et ses trois enfants peuvent le rejoindre à l’Ouest en se faisant passer pour des membres d’un ensemble de danses et de chants folkloriques ! En 1982, toujours, Jean Van Hamme propose à Casterman un scénario nouveau dont l’histoire se situe dans un monde «tolkenien».
Les premières images évoquent 2001, l’Odyssée de l’espace, version Kubrik, l’histoire se mâtine ensuite de Nouveau Testament et de Bilbo le Hobbbit. Passées les références cinématographiques, religieuses et littéraires, la saga de J’on le Chninkel prend des allures d’épopée, illustrée superbement par Grzegorz Rosinski, qui, profitant de l’option du noir et blanc qui lui est offert, joue avec la lumière, les contrastes et les styles de traits.
En 1986, Le Grand pouvoir du Chninkel paraît dans le mensuel (À Suivre). L’album suivra, deux ans plus tard, chez l’éditeur tournaisien. L’histoire sera rééditée en trois albums, et en couleurs – réalisées par Graza, l’actuelle coloriste de Thorgal -, chez Casterman, en 2001 et 2002. Rosinski profite de l’occasion pour publier certains croquis préparatoires et peindre trois nouvelles couvertures. Face à la pression urbaine, cet incorrigible rêveur décide de s’installer en Suisse. Les paysages grandioses et l’air frais du Valais l’y accueillent en 1989.
La même année, il remanie entièrement Le Maître des Montagnes, un épisode de Thorgal, afin de mieux s’imprégner artistiquement de son nouvel environnement. Rosinski tente également une nouvelle expérience aux côtés de Jean Dufaux, avec La Complainte des Landes Perdues, une tétralogie publiée chez Dargaud entre 1993 et 1998. Il ne fait pas bon se confronter à Sioban, une jeune combattante, fille de Lady O’Hara et de Wulff le loup…
C’est du moins ce que l’on découvre dans les toutes premières planches de cette Complainte des landes perdues, une série d’heroic fantasy très librement inspirée par l’imaginaire celtique. Par la suite, cette saga ancestrale et guerrière exalte surtout la lutte permanente entre le bien et le mal… Un combat pas si manichéen que l’on pourrait imaginer, tant «le mal est au coeur de l’amour» et «l’amour au coeur du mal» ! En 2001, Rosinski renoue avec le western – l’un de ses thèmes de prédilection, adolescent – avec son partenaire Jean Van Hamme.
Western décrit la longue errance de Jess Chisum, un petit escroc entraîné bien malgré lui dans une aventure le dépassant quelque peu. Confronté à beaucoup plus malhonnête que lui, le malheureux passera tout près d’un bonheur pourtant mérité. Jean Van Hamme, par son sens inné de la narration, réalise ici l’un de ses meilleurs récits, restituant tout le souffle épique d’un Ouest en pleine mutation…
« The Wild Wild West » aurait pu ajouter Tex Avery, à la différence près que nous ne sommes pas ici, loin s’en faut, dans un dessin animé. Ce Western là semble doté d’une réelle existence… On y respire la poussière, l’odeur âcre et salée de la sueur, de la peur, aussi. Le graphisme de Grzegorz Rosinski se fait ici sensuel, soutenu par sa délicate mise en couleurs privilégiant les lavis, les teintes sépias, un peu comme dans ces vieux albums de photos que l’on découvre au fond d’une malle, et que l’on feuillette avec nostalgie, avec tendresse, parfois.
Une réussite de plus à mettre à l’actif de la déjà prestigieuse collection «Signé» des éditions Le Lombard. À ses moments perdus (? !), et à titre purement privé, Grzegorz Rosinski trouve encore le temps de pratiquer la photographie et la caricature.